Beaumarchais
Le Mariage de Figaro : Acte I, Scène 1
Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé chapeau de la mariée.
Dix-neuf pieds sur vingt-six.
Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?
Figaro lui prend les mains.
Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux !...
Suzanne se retire.
Que mesures-tu donc là, mon fils ?
Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce ici.
Dans cette chambre ?
Il nous la cède.
Et moi je n’en veux point.
Pourquoi ?
Je n’en veux point.
Mais encore ?
Elle me déplaît.
On dit une raison.
Si je n’en veux pas dire ?
Oh ! quand elles sont sûres de nous !
Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?
Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.
Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts...
Qu’entendez-vous par ces paroles ?
Il faudrait m’écouter tranquillement.
Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?
Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.
Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un...
Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ?
J’avais assez fait pour l’espérer.
Que les gens d’esprit sont bêtes !
On le dit.
Mais c’est qu’on ne veut pas le croire !
On a tort.
Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur... Tu sais s’il était triste !
Je le sais tellement, que si monsieur le comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.
Eh bien ! s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le racheter en secret aujourd’hui.
Figaro, se frottant la tête.
Ma tête s’amollit de surprise, et mon front fertilisé...
Ne le frotte donc pas !
Quel danger ?
Suzanne, riant.
S’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux...
Tu ris, friponne ! Ah ! s’il y avait moyen d’attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d’empocher son or !
De l’intrigue et de l’argent : te voilà dans ta sphère.
Ce n’est pas la honte qui me retient.
La crainte ?
Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en la menant à bien : car d’entrer chez quelqu’un la nuit, de lui souffler sa femme, et d’y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n’est rien plus aisé ; mille sots coquins l’ont fait. Mais...
(On sonne de l’intérieur.)
Voilà madame éveillée ; elle m’a bien recommandé d’être la première à lui parler le matin de mes noces.
Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ?
Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro ; rêve à notre affaire.
Pour m’ouvrir l’esprit, donne un petit baiser.
À mon amant aujourd’hui ? Je t’en souhaite ! Et qu’en dirait demain mon mari ?
(Figaro l’embrasse.)
Eh bien ! eh bien !
C’est que tu n’as pas d’idée de mon amour.
Suzanne, se défripant.
Quand cesserez-vous, importun, de m’en parler du matin au soir ?
Figaro, mystérieusement.
Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu’au matin.
(On sonne une seconde fois.)
Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche.
Voilà votre baiser, monsieur ; je n’ai plus rien à vous.
Figaro court après elle.
Oh ! mais ce n’est pas ainsi que vous l’avez reçu.